Un nouveau seuil a été franchi dans la politique européenne. Nos publications ont mis en évidence la montée rapide du fascisme et du proto-fascisme dans le monde entier. Tout d'abord, les ‘‘démocrates suédois’’ (parti fasciste) se sont avérés être les véritables vainqueurs des élections en Suède. Et maintenant, le fascisme a remporté les élections à une écrasante majorité dans la troisième plus grande économie de l'UE, l'Italie. Malheur à ceux qui ont sous-estimé cette menace et trompé les gens. Le fascisme n'est pas encore établi dans ces pays, mais les fascistes sont au pouvoir.
Cet article a été initialement écrit en turc et publié sur le site web www.gercekgazetesi1.net le 28 septembre 2022. Il a été traduit en anglais et en français par d'autres camarades pour être publié sur RedMed.
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Les résultats des élections indiquent que de multiples lignes de faille sont en train de se déclencher en Italie. La plus frappante est le changement rapide de l'équilibre des forces entre les acteurs et les partis politiques dans ce pays où une profonde crise économique se mêle à une crise politique. Une série d'acteurs politiques qui étaient récemment sur le devant de la scène ont subi une défaite électorale dans une certaine mesure. Les quatre partis qui ont perdu les élections sont dirigés par quatre ex-premiers ministres. Pour l'un, Azione-Italia Viva (Action - Vive l'Italie), qui est dirigé par Matteo Renzi et qui est une liste commune de deux petits partis, a obtenu un peu moins de 8 % des voix. Le Mouvement 5 étoiles (M5S, dans son abréviation italienne) dirigé par l'ex-Premier ministre Giuseppe Conte, qui a remporté les élections précédentes en obtenant plus de 32% des voix, n’a cette fois obtenu qu’à peine 15% dans cette élection. Le parti du troisième ex-Premier ministre Silvio Berlusconi, Forza Italia (Allons-y Italie), a également obtenu environ 8%. Le cas de Silvio Berlusconi est légèrement différent puisque son parti fait partie de la coalition gagnante, mais comme son parti est maintenant une force plus petite de la coalition au lieu de la diriger comme auparavant, il est encore toujours assez étonnant et nous reviendrons sur ce sujet. Le quatrième ex-Premier ministre, Enrico Letta, s'est présenté aux élections à la tête du parti de gauche de l'establishment appelé Parti démocratique (PD), né des restes du Parti communiste italien. Il est devenu le deuxième parti, mais la défaite écrasante de la coalition formée autour du PD contre la coalition fasciste a été si importante que Letta a dû annoncer son retrait de la direction du PD lors du prochain congrès. En un sens, la liste des perdants de cette élection ressemble à un cimetière d'ex-Premiers ministres.
Fratelli d'Italia et l'ascension de Giorgia Meloni
Les ex-Premiers ministres ayant perdu, le vainqueur de cette élection est le fascisme italien, en particulier le parti Fratelli d'Italia (Frères d'Italie, Fdl) dirigé par Giorgia Meloni. Il faut noter ici que ce parti est l'héritier direct du Mouvement social italien (MSI), qui est lui-même la continuation du Parti national fasciste de Mussolini, et ce parti continue à utiliser le même symbole que le MSI : une flamme aux couleurs du drapeau italien (fiamma tricolore en italien, la flamme tricolore). Jusqu'à récemment, les Frères d'Italie occupaient une position secondaire dans la politique italienne. Après avoir pris son nom contemporain en 2012, il a constitué une petite force au sein de la coalition de droite dirigée par Berlusconi et son parti Forza Italia. Obtenant à peine 2 % des voix lors de sa première élection et échouant au seuil électoral de 3 %, il a fait un bond en 2018 et a porté son vote à plus de 4 %. Quatre ans plus tard, il est désormais la première force politique du pays avec ses 26 % de voix. Le parti qui ne parvenait pas à franchir le seuil électoral en 2013 a désormais le pouvoir de faire de son leader le Premier ministre. Ce changement radical n'est pas seulement un indicateur de l'immense profondeur de la crise politique en Italie, mais aussi un indicateur des séismes politiques massifs à venir dans les conditions de la Troisième Grande Dépression.
Signalons quelques faits qui nous montrent à quel point la victoire du fascisme et de Fratelli d'Italia est vraiment énorme. La part de voix de Fratelli d'Italia est de 26 % et la coalition dans son ensemble a obtenu 45 %. La deuxième plus grande coalition, celle de la gauche caviar, n'a réussi à obtenir que 26 % avec les forces combinées de quatre partis. Deux facteurs ont joué un rôle essentiel dans ces résultats, d'une part le reflet en Italie d'un phénomène mondial, et d'autre part un facteur propre à la conjoncture italienne. Tout d'abord, la gauche caviar est devenu un porte-parole de l'UE, s'enfonçant dans les questions culturelles tout en refusant de s'adresser à la classe ouvrière. De l'autre côté, à l'instar de Marine Le Pen en France ou de Donald Trump aux États-Unis, Fratelli d'Italia s'est adressé avec insistance à la classe ouvrière, mais via son programme abject. Fratelli d'Italia a entreprit une diversion envers les travailleurs italiens, en détournant leur attention des capitalistes, véritables responsables de leurs problèmes, et en désignant les immigrants comme boucs émissaires. Le message était déformé et erroné, mais comme le seul parti à s'adresser aux travailleurs et à proposer des solutions à leurs problèmes était Fratelli d'Italia, ce message ne pouvait qu'être entendu, d’autant que la principale opposition était le Parti démocrate qui, avec le soutien de l'UE et du FMI, a signé de nombreuses attaques contre les travailleurs, à commencer par le tristement célèbre "Jobs Act". Dans ces conditions, la coalition fasciste a gagné même les anciennes villes "rouges", et le Parti démocrate a été confiné dans la riche ceinture de la Toscane et de l'Émilie-Romagne, régions qui comprennent Florence et Bologne.
Le deuxième facteur est la crise de la politique italienne de ces dernières années, les manœuvres de Fratelli d'Italia et les erreurs de ses opposants. Une fois la coalition gouvernementale de la Lega-M5S élue lors des élections de 2018 dissoute au début de l'année 2021, un gouvernement d'unité nationale a été formé autour de l'ex-directeur de la Banque centrale européenne, Mario Draghi. Dans un pays qui se débat sous une crise économique dévastatrice, ce gouvernement a fait payer la crise aux travailleurs à travers un programme d'austérité amer. En outre, la plupart des grands partis italiens ont donné des ministères à ce gouvernement. Lega et Forza Italia de la coalition fasciste, le Mouvement 5 étoiles, qui était à l'époque l'acteur politique le plus fort en raison de son image anti-establishment, Italia Viva de l'ancien Premier ministre Matteo Renzi, et le Parti démocrate, principal parti de l'establishment, ont tous participé au gouvernement Draghi. Plus étrange encore, comme une démonstration d'ineptie politique pure, de nombreux partis, et en particulier la Lega et le Cinq Étoiles, ont accepté de porter la responsabilité de ce gouvernement d'austérité sans même prendre un ministère stratégiquement important, comme les affaires intérieures, l'économie ou la défense. Le seul grand parti à rester en dehors de ce gouvernement d'unité nationale était Fratelli d'Italia. En effet, lorsque le vote de confiance pour le gouvernement a eu lieu au parlement, sur les 56 voix seulement qui s'y sont opposées, 31 appartenaient à Fratelli d'Italia, soit plus de la moitié. Par conséquent, Lega et Cinq Étoiles ont donné au FdI l'opportunité d'être la seule opposition au gouvernement d'austérité. Le FdI a utilisé cette opportunité de façon magistrale et a obtenu un avantage significatif sur ses concurrents, y compris son rival fasciste de Lega. Les résultats sont clairs après les récentes élections. Les gains de Fratelli d'Italia contre Lega (qui est avant tout un parti du nord de l'Italie) dans les bastions de cette dernière comme la Vénétie et le Frioul sont remarquables. En outre, si l'on considère les tensions nord-sud bien connues en Italie, les dommages causés à Lega en raison de son implication dans le gouvernement Draghi et l'importance des victoires de la méridionale Meloni au nord du pays, qui parle avec un fort accent romain, contre sa rivale nordiste de Milan, cela devient d'autant plus frappant.
L'immense écart de voix, associé au système uninominal à un tour qui permet au vainqueur de l'élection dans une région d'être élu directement comme membre du parlement, signifie que le pouvoir de Meloni au parlement sera supérieur à ses 45% de voix. Bien que la répartition exacte des députés ne soit pas encore claire, les prédictions indiquent un scénario dans lequel la coalition fasciste sera en mesure de contrôler complètement les deux chambres du parlement italien sans compter sur un soutien extérieur. Il s'agit d'un événement capital en Italie, où aucun gouvernement aussi fort n'a pas été formé ces derniers temps. Si la coalition fasciste au pouvoir peut faire valoir cet avantage et maintenir un gouvernement stable, les ruptures dans la bourgeoisie italienne qui s'éloignent de la ligne dominante de l'UE et de l'OTAN en faveur du fascisme s'accéléreront. Nous notons au passage la possibilité de manœuvres tactiques et d'alliances intégrant le deuxième plus grand parti de la coalition fasciste, la Lega de Matteo Salvini, qui est plus ouvert à l'influence de l'UE, dans une tentative de miner Meloni.
La coalition fasciste n'a pas encore la majorité requise des trois cinquièmes au Parlement pour pouvoir changer la constitution par elle-même ; mais il ne lui faudra juste qu’un peu plus pour y parvenir. Il est fort probable que cette coalition essaiera d'atteindre les chiffres requis par le biais de marchandages politiques, comme il est de coutume dans la politique italienne, et qu'elle modifiera la constitution italienne qui porte encore, même si ce n'est plus que de manière superficielle, les marques de la victoire contre le fascisme des forces antifascistes menées par le parti communiste. Il n'est donc pas exclu que la constitution actuelle, résultat de l'écrasement du fascisme, soit éviscérée par les fascistes.
"Coalition de centre-droit" ou coalition fasciste ?
Le lecteur attentif aura peut-être remarqué que la coalition dirigée par Meloni a été qualifiée de "coalition fasciste" dans cet article. Ceux qui ont pu suivre les résultats des élections dans les médias occidentaux ont pu entendre cette coalition appelée "coalition de centre-droit" par certains, ou "coalition de droite" par ceux qui n'ont pas complètement perdu leur sens de la honte. Nous avons également appelé la coalition formée par presque les mêmes acteurs (Forza Italia, Lega [Nord] et Fratelli d'Italia) en 2013 une "coalition de droite". Si nous insistons aujourd'hui pour utiliser une expression différente de celle de la plupart des médias, ce n'est pas par désir de nous démarquer ou de paraître durs. Nous essayons de mettre en évidence un phénomène dissimulé par les plumitifs de la bourgeoisie.
La coalition victorieuse existait sous cette forme depuis 2013, lorsque les trois partis précités se sont réunis. Mais les vraies racines remontent aux gouvernements Berlusconi des années 90, et à la coalition de Berlusconi, Lega (appelée Lega Nord à l'époque), et le prédécesseur de Fratelli d'Italia. Dans les années 90, 2000 et même en 2013, Berlusconi était l'un des acteurs politiques les plus puissants d'Italie. La Lega et Fratelli d'Italia étaient au mieux des forces auxiliaires. Par exemple, même pendant le déclin de Berlusconi en 2013, son score était de 21% des voix, alors que Lega n’obtenait que 4% et 2% pour Fratelli d'Italia. C'est à cette époque que la presse italienne a pris l'habitude de nommer cette coalition de "centre-droit", pour des raisons compréhensibles. Depuis 2013, des turbulences ont secoué le cœur même de la politique italienne. Tout d'abord en 2018, le deuxième parti de la coalition, la Lega, a fait un bond de géant sans précédent. Il est devenu le troisième parti du pays, et le plus important de sa coalition. À ce stade, Berlusconi était encore le deuxième parti de la coalition avec 14% des voix, juste derrière la Lega et les 17% de son leader Salvini. Déjà à l'époque, notre site web Gerçek avait souligné l'absurdité de qualifier cette coalition de "centre-droit".
Cette absurdité a été dépassée après les récents résultats. La coalition est menée par le parti fasciste Fratelli d'Italia avec 26% des voix, suivi par l'autre parti fasciste Lega. Berlusconi arrive loin en troisième position avec ses 8% (il existe également un autre parti appelé Noi Moderati, ou "Nous, les modérés", dont les votes ne représentent même pas 1%, nous les ignorons donc ici mais nous laissons au lecteur le soin d'apprécier l'ironie et la signification instructive du fait que ces "modérés" marchent au pas derrière les fascistes). Pourtant, nombreux sont ceux qui appellent vaguement cette coalition le "centre-droit", certains par habitude et d'autres pour dissimuler sciemment la nature de cette coalition et la nécessité de la combattre. Il nous semble évident qu'après le bouleversement du paysage politique italien, une coalition menée par deux partis fascistes doit être appelée "coalition fasciste". La présence de Berlusconi dans cette coalition n'indique pas son caractère "centriste" mais plutôt la facilité avec laquelle les partis fascistes qui réussissent peuvent entraîner les partis bourgeois.
Les victoires des fascistes et nos tâches
La victoire de la coalition fasciste a provoqué un grand enthousiasme dans les autres partis fascistes d'Europe. L'étoile montante et le bras droit de Marine Le Pen au sein du Rassemblement national (RN), Jordan Bardela, s'est empressé de féliciter la victoire de Meloni. Vox en Espagne et AfD en Allemagne n'étaient pas loin derrière. Comme l'ensemble du mouvement fasciste européen le sait parfaitement, la victoire de l'alliance fasciste en Italie va nécessairement enhardir et renforcer les fascistes dans d'autres pays. La crise n'est pas locale à l'Italie, mais c'est un tremblement de terre qui sera ressenti dans toute l'Europe.
Même si nous ne pouvons pas en discuter de manière plus approfondie dans cet article, nous devons mentionner qu'en dehors des fascistes, la Russie a également déclaré vouloir établir de bonnes relations avec l'Italie. Les trois pouvoirs politiques de cette coalition, y compris Berlusconi, avaient une relation pragmatique avec la Russie. Néanmoins, à commencer par Meloni, tous ont prêté des "serments de loyauté à l'OTAN et à l'UE" et ont tenté de calmer les inquiétudes de la bourgeoisie italienne et européenne. Il est déraisonnable de s'attendre à ce que cette coalition s'éloigne rapidement de la ligne de l'UE et de l'OTAN et établisse des relations plus étroites avec la Russie. Toutefois, si la vague de mécontentement de la population en Europe face à la crise énergétique s'amplifie au cours de l'hiver, le fait que Meloni soit le maillon faible du front européen anti-russe fera probablement de l'Italie le premier lieu de rupture.
Le fait qu'un fasciste dirige l'Italie doit servir d'avertissement à tous les révolutionnaires du monde, et en particulier d'Europe. La tâche urgente des révolutionnaires est de se tourner vers la classe ouvrière, de se battre bec et ongles pour regagner au sein de la classe ouvrière, le terrain perdu au profit des fascistes au cours des décennies de politique focalisant aux sujets culturels. Cela n'implique pas de tourner le dos aux autres sections opprimées du peuple, aux minorités religieuses et nationales, aux femmes et aux identités de genre opprimées. En fait, nous devons sans cesse dire à ces groupes sociaux opprimés que leur salut ne peut venir que d'une alliance avec la classe ouvrière, que la main fasciste qui les atteint ne peut être brisée que de cette façon. La réflexion idéologique de ceci est de voir clairement l'impasse de l'intersectionnalité, du post-colonialisme ou de leurs variations pour ce qu'ils sont, une fuite de la classe, et ainsi faire un retour au marxisme.
La défense politique et physique des organisations économiques et politiques de la classe ouvrière est la tâche la plus urgente en Italie comme en Europe. Les organisations de la classe ouvrière doivent se réunir dans un Front unique des travailleurs, sous des bannières distinctes, sans perdre leur indépendance politique, afin qu'elles puissent marcher séparément mais frapper ensemble pour atteindre ces objectifs. De plus, en commençant par les syndicats, toutes les organisations de la classe ouvrière doivent se préparer à l'autodéfense par tous les moyens nécessaires. Il ne faut pas oublier que seule une lutte sans quartier peut repousser la menace fasciste. Les succès dans les processus électoraux peuvent y contribuer, mais ceux qui rêvent de battre les fascistes par le seul biais des élections se font des illusions.
Le fascisme a gagné une bataille mais la guerre se jouera dans les luttes à partir d'aujourd'hui. La seule solution pour faire pencher le rapport de force, actuellement défavorable, en notre faveur est d'organiser un Front unique des travailleurs prêt à défendre la classe ouvrière, ses organisations et les fractions opprimées, quartier par quartier, boite part boite. Un Front unique des travailleurs capable de repousser cette menace et de protéger la classe ouvrière et toutes les fractions de la société qui seront attaquées par le fascisme, fournira également la base pour faire un bond en avant. De cette façon, il sera possible de combattre le front fasciste et de poursuivre ensuite jusqu'à la victoire finale de la classe ouvrière.